Terme très vendeur mais jugé impropre par de nombreux experts, l’intelligence artificielle recouvre des notions diverses et évolutives. Son arrivée dans les affaires militaires n'est pas seulement une évolution ; c'est une révolution qui devrait ébranler les fondations mêmes de l'art de la guerre. Les systèmes dotées d'intelligence pourraient bientôt prendre des décisions critiques sur les champs de bataille, soulevant des questions éthiques et stratégiques inédites. Allons-nous vers une ère où l'IA déterminera l'issue des conflits ? Quels sont les enjeux pour les armées modernes qui intègrent ces technologies de rupture ?
L’intelligence artificielle (IA) est l'intelligence des machines ou des logiciels, par opposition à celle des humains ou des animaux. Il s’agit depuis 1956, d’une discipline académique, un domaine d'études en informatique qui développe et étudie les machines intelligentes. Le domaine a connu des succès et de nombreuses déceptions. Pour fixer le cadre, il existe globalement, trois types d’intelligence artificielle (IA) :
- L'IA étroite (ou faible) spécialisée dans une tâche spécifique sans posséder de conscience ou d'intelligence générale. Elle fonctionne selon des règles et des modèles préprogrammés, et ne peut pas apprendre ou s'adapter au-delà de son domaine initial (eg. un assistant virtuel comme Siri).
- L'IA générale (ou forte) qui possède la capacité de comprendre, apprendre et appliquer son intelligence à une gamme étendue de problèmes, de manière similaire à l'intelligence humaine. Elle peut transférer ses connaissances et ses compétences d'un domaine à l'autre. Cette forme d'IA peut par exemple apprendre une nouvelle langue, résoudre des problèmes complexes ou créer de l'art.
- La superintelligence artificielle qui fait référence à une forme hypothétique d'IA qui surpasserait de loin l'intelligence humaine dans tous les domaines, y compris la créativité, la prise de décision, et l'apprentissage. Ce concept implique une IA capable d'amélioration autonome rapide, conduisant potentiellement à une croissance exponentielle de ses capacités. Elle pourrait résoudre des problèmes mondiaux complexes comme le changement climatique, ou d'innover dans des domaines technologiques à un rythme bien au-delà des capacités humaines.
Crédit : Politics+AI - Stratégies nationales pour promouvoir l’utilisation de l’intelligence artificielle
Depuis 2012, alors que l'apprentissage profond surpasse toutes les autres techniques d'IA, nous observons une forte augmentation des financements et de l’intérêt des scientifiques et des entrepreneurs. Plus d’une vingtaine de pays ont publié des plans nationaux pour capitaliser sur l’IA, et de nombreux États cherchent à intégrer l’IA pour améliorer leur défense nationale. Dans cet article, nous nous focaliserons sur l’appui fourni par l’intelligence artificielle à la conduite des opérations militaires et l’exploitation du renseignement.
« L'IA est le champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines. » - Le Journal Officiel
L’intelligence artificielle au service des Armées françaises
Les militaires considèrent l’IA comme une technologie d’intérêt dual, qui trouve bon nombre d’applications dans les systèmes de défense (navigation autonome, planification, aide à la décision, santé du soldat). Depuis plusieurs années déjà, le ministère des Armées développe ses relations avec la communauté scientifique française en intelligence artificielle et soutient des travaux qui pourront être à l’origine de nouvelles technologies d’intérêt pour la Défense. L’intelligence artificielle doit permettre de contribuer aux objectifs de supériorité opérationnelle et technologique. Elle est aussi un levier majeur de la transformation numérique du ministère des Armées.
Le développement des capacités IA est une démarche transverse au sein du ministère. C’est pour cela que la Cellule de Coordination de l’Intelligence Artificielle de Défense (CCIAD) a été créé en juillet 2019 pour fédérer et assurer la cohérence globale de l’action. La Task Force IA a édité en septembre 2019 un document intitulé « L’intelligence artificielle au service de la Défense ». Il définit les sept axes d’effort prioritaires. Il s’agit en premier lieu de l’aide à la décision en planification et en conduite, du combat collaboratif, de la cybersécurité et de l’influence numérique.
Les applications militaires de l’intelligence artificielle s’inscrivent dans toute la largeur du spectre opérationnel et seront primordiales dans le cadre du combat de haute intensité. Un des objectifs poursuivis à travers le développement de l’IA est de s’assurer que les armées soient en mesure de traiter de façon autonome le flux de données apporté par les capteurs dont elles disposent et qu’elles consolident ainsi leur capacité d’appréciation des situations stratégiques et tactiques.
L’intelligence artificielle est utilisée dans les applications où il s’agit de :
- détecter et reconnaître des données (texte, voix, images, vidéos, …) voire de prédire des données futures ;
- rechercher des corrélations entre des données pour en déduire un comportement générique ou au contraire lever une alerte en cas de comportement anormal ;
- optimiser des procéder à forte combinatoire comme des flux logistiques ou des trajectoires d’aéronef ;
- raisonner sur des données symboliques pour déduire ou pour diagnostiquer.
Crédit : ONU - Vue aérienne des faubourgs de Tombouctou où se cache peut-être un groupe armé
Dans le vaste univers de la guerre moderne, l'intelligence artificielle (IA) se révèle être un outil polyvalent, allant de l'automatisation avancée au traitement complexe des mégadonnées. Son rôle est crucial : traquer avec précision des cibles toujours plus insaisissables, qu'il s'agisse de petites cellules terroristes ou de groupes armés éparpillés dans des régions difficiles comme le Sahel. L'IA sert désormais à déchiffrer un océan de données hétérogènes, jonglant habilement entre médias, informations techniques et documents élaborés. Depuis deux types d'informations très distinct, d'un côté les données techniques structurées, de l'autre la connaissance déstructurée, elle décode et anticipe les menaces. Depuis les années 1950, les services de renseignement embrassent l'IA, qui, avec le boom des données numériques et l'évolution des menaces, est devenue incontournable. Aujourd'hui, l'IA n'est pas seulement une réponse technique aux défis du renseignement, mais un impératif stratégique pour s'adapter à de nouveaux types de menaces, transformant ainsi la nature même du renseignement.
IA et planification opérationnelle
Le processus de planification militaire ne cesse de se complexifier sous l’effet du flux exponentiel d’informations. Aujourd’hui, un nombre croissant d’opérationnels au sein des communautés militaires occidentales plaident en faveur d’une informatisation importante de la conception et de la conduite de la manœuvre. L’IA intégrée au sein du système de commandement permet de prendre en compte l’ensemble des données qui remontent du terrain, du renseignement, des capteurs déployés, des unités à engager ou déjà engagées.
L’apport de l’IA réside dans sa capacité à tester des hypothèses de manœuvre, à en mesurer les effets sur l’ennemi et sur ses forces, à évaluer le risque associé à une action militaire. La simulation numérique intégrant de l’apprentissage automatique et de l’apprentissage par renforcement donne la possibilité de jouer une séquence opérationnelle, de modifier ses paramètres, de rejouer la séance et de converger vers une solution optimale pour le chef militaire qui en tient compte dans son arbitrage.
Le personnel d’état-major utilisera des logiciels d’aides à la décision qui proposeront des suggestions de manœuvre et testeront des modes d’action alternatifs. Ces outils, pour être efficaces, doivent intégrer une intelligence de haut niveau. Par ses capacités d’analyse, de synthèse et de décision, celle-ci peut clairement aider les planificateurs dans leurs tâches. L’aide à la décision devra être disponible dans les centres de commandement de niveau stratégique, opératif et tactique, en amont (anticipation-planification) comme pendant la réalisation de la mission (conduite) et une fois celle-ci exécutée (évaluation).
Crédit : MASA - Logiciel de simulation militaire SWORD
Côté industriels, le groupe français MASA, à la pointe de la simulation militaire, révolutionne l'entraînement et la stratégie grâce à son logiciel SWORD. Utilisant l'IA comportementale et décisionnelle Direct AI, SWORD simule les interactions de milliers d'unités, transformant la formation des commandements de brigade et de division. Plus qu'un simple outil d'entraînement, SWORD devient un puissant assistant de décision, dynamisant les opérations. Adopté par plus de vingt pays, il redéfinit la préparation militaire à l'échelle mondiale.
MASA pousse encore plus loin avec l'étude ValoRENS, développant un algorithme d'IA avancé pour prédire les mouvements ennemis. Intégré au logiciel SWORD, cet outil offre une vision prospective inédite, préparant le terrain pour une fusion potentielle avec le système d'information de combat SCORPION, marquant un nouveau chapitre dans la stratégie militaire moderne.
L’IA dans la conduite des opérations
Dans le domaine de la coordination des systèmes et des entités opérationnelles l'intégration de l'IA apportera une efficacité et une précision décuplée. Cette fonction est reconnue comme un facteur clé des opérations militaires dans tous les milieux afin d’accélérer le tempo de la manœuvre. L’armée de terre met en œuvre le concept de « combat collaboratif » qui se focalise sur l’importance de mieux échanger, partager et exploiter les informations au niveau tactique. L’intelligence artificielle peut y contribuer tant sur l’exploitation des données pour l’anticipation, la réaction immédiate ou la conduite coordonnée de l’action, que sur la gestion intelligente des flux pour l’utilisation optimisée des débits accessibles.
En parallèle, la cyberdéfense se profile comme un terrain de prédilection pour l'IA, avec un impact opérationnel potentiellement révolutionnaire. Au cœur de ce domaine, l'intelligence artificielle se révèle être un atout majeur, grâce à sa capacité à analyser finement les réseaux pour détecter intrusions et activités malveillantes. Elle excelle également dans l'anticipation des menaces, en exploitant les richesses des sources d'information ouvertes (OSINT) pour devancer les adversaires.De plus, l'IA joue un rôle crucial dans l'évaluation et le renforcement de la résilience des systèmes de défense, mesurant et améliorant leur capacité à résister aux attaques numériques.
Crédit - TikTok - Guerre de l'information en Ukraine
Enfin, dans le combat toujours plus stratégique de l'influence numérique, l'IA ouvre de nouvelles perspectives, permettant une analyse et une réaction plus rapides et plus précises face aux tentatives de désinformation ou de manipulation en ligne. L'IA s'impose alors comme un outil clé dans la conduite des opérations, redéfinissant les règles du jeu dans l'univers numérique du conflit moderne.
Situation des autres pays
En termes de développement de l'IA, la France n'est pas dans le premier cercle des États. Les investissements chinois sont considérables et ont un objectif clair de devenir le leader dans ce domaine dès 2030.
Les GAFAMs permettent aux États-Unis de maintenir leur avance et semblent difficiles à rattraper par l'Europe. En juin 2018, le DoD avait créé un "Joint AI Center" pour coordonner et synchroniser les efforts dans ce champ, traiter des questions d'éthique, œuvrer conjointement avec la DARPA. En 2022, le DoD créé le Chief Digital and Artificial Intelligence Office (CDAO), structure de haut niveau qui dispose de moyens considérables et de deux laboratoires centrés sur l’IA créés au sein des commandement européen (EUCOM) et indopacifique (PACOM) des des États-Unis, dans l'optique d'accélérer l'apprentissage des opérations opérationnelles du ministère de la Défense. Au cours de l’année prochaine, les laboratoires organiseront plusieurs hackathons au niveau des États-Unis dont certains avec des pays partenaires.
Enfin, les Russes et les Israéliens ont fait de l’IA une priorité de leur politique publique en matière d’innovation.
Un besoin de régulation mondiale
Le sujet est pris très au sérieux par les Nations Unies et la première réunion du conseil de sécurité dédiée à l’Intelligence Artificielle a eu lieu le 18 juillet 2023. Antonio Guterres s’est dit favorable à la création d’un conseil spécifique à l’IA, ayant pour objectif d’aider à réguler, gérer l’usage de l’IA militaire et réglementer ses dérives potentielles.
« L’utilisation malveillante de systèmes d’IA à des fins terroristes criminelles ou étatiques pourrait entraîner un nombre effroyable de morts et de destructions, des traumatismes généralisés et des dommages psychologiques profonds à une échelle inimaginable » - Antonio Guterres
Crédit : ONU - Antonio Guterres au AI Safety Summit en Angleterre le 2 novembre 2023
Bien que l'ONU cherche à contrôler l'intelligence artificielle militaire, elle est confrontée à la réalité concurrentielle. Il s’agit de quatre grands principes de réalité systémique associés à la diffusion et à l’usage du progrès technologique au bénéfice des activités humaines, civiles et militaires :
- Le principe du sens unique temporel ou de non-retour en arrière-face à une avancée technologique majeure, accessible, impactante et à fort pouvoir libérateur,
- Le principe de diffusion maximale d’une technologie duale (ayant des applications à la fois civiles et militaires),
- Le principe d’appropriation maximale des technologies efficaces dans un contexte de compétition mondiale et de concurrences géopolitiques,
- Le principe d’emploi maximal de technologies apportant un avantage tactique ou stratégique sur un adversaire en contexte de guerre ou de guerre froide.
Conclusion
L'intelligence artificielle transforme de manière significative l'art de la guerre, avec des applications allant de la planification opérationnelle au renseignement et à la cybersécurité. En France, des initiatives comme la CCIAD et la Task Force IA témoignent de l'intégration active de l'IA dans les stratégies de défense. Cependant, cette course technologique suscite des inquiétudes globales, notamment en matière de sécurité et de stabilité internationales, en particulier dans des domaines sensibles comme la dissuasion nucléaire. La nécessité d'une régulation mondiale, soulignée par des organisations comme l'ONU, devient impérative pour encadrer l'utilisation de l'IA dans le domaine militaire et prévenir ses abus potentiels, soulignant l'importance de son utilisation responsable dans le contexte de compétitions technologiques et géopolitiques mondiales.